Coin du jour

La route des Indes ou Le voile des Illusions

Richard Fielding et Miss Quested.  

 

1970, date de parution de La fille de Ryan, marque pour ce film un échec public éprouvant et des critiques extrêmement cinglantes, voire méprisantes. Le manque de reconnaissance pour un film malgré tout excellent, entraîne son réalisateur, David Lean, dans une profonde dépression. Il décide alors d’arrêter définitivement de tourner mais revient sur sa décision 14 ans plus tard. En 1984, David Lean retrouve le devant de la scène pour signer La route des Indes, son chant du cygne. Emprunt d’une sensibilité flamboyante et à la puissance évocatrice des images qui furent montées par l’américain James Ivory (Chambre avec vue, Maurice, Retour à Howards End), ce film associe et confronte en même temps les genres de l’épopée intime et de la fresque historique. Cette association permet à David Lean de créer des passerelles entre ces deux genres, les liant grâce à sa mise en scène hors du commun, à la sensualité des plans, et à la réunion du cinéma et de l’Histoire. David Lean a ce talent de créer l’Histoire.

 

 

 

Recueil d'Edward M. Foster. 

 

 

Basée sur le roman éponyme d’Edward Morgan Foster publié en 1924, l’histoire prend place dans l’Inde des années 20, en pleine occupation britannique. Mrs. Moore (Peggy Ashcroft) et Miss Adela Quested (Judy Davis), sa future belle-fille, se rendent en Inde, à Chandrapore, pour retrouver Mr. Heaslop (Nigel Havers), l’homme que Miss Quested doit épouser. A leur arrivée, les deux femmes fréquentent la société mondaine locale, où très vite elles se rendent compte des préjugés raciaux et du mépris des colons Britanniques à l’égard de la population indienne. Face à cette communauté anglaise repliée sur elle-même, Miss Quested se questionne sur son futur époux, jeune juge intégré à cette même société anglaise. De son côté, Mrs. Moore, femme peu conventionnelle, mais tolérante et distinguée, fuit les obligations mondaines, car déçue par le comportement de son propre fils. C’est ainsi qu’elle rencontre à l’intérieur d’une mosquée le Dr. Aziz (Victor Banerjee), médecin indien musulman qui lui témoigne son amitié. Le Dr. Aziz fait partie de cette catégorie d’Indiens qui tolèrent et apprécient la présence britannique. Ayant le même désir que Mrs. Moore de découvrir l’Inde profonde, Miss Quested accepte avec elle l’invitation du Dr. Aziz de partir en excursion aux grottes de Marabar, avec Richard Fielding (James Fox, si sympathique dans le film qu’on a envie de le rencontrer en personne), directeur du Collège local, homme libéral et critique envers le racisme des autres colons. Ils rencontrent également Godbole (Alec Guiness), sage indien de grande réputation. Cependant faute de temps, ni Richard Fielding, ni Godbole ne réussiront à partir. Pendant l’excursion, après la visite de la première grotte, Mrs. Moore fait un malaise et invite Miss Quested et le Dr. Aziz à continuer la visite sans elle. Mrs. Moore est désorientée et prise de panique devant le redoutable écho de ces grottes. Mais cet incident conduira à une méprise plus redoutable encore, bouleversant ainsi un fragile équilibre entre deux mondes lorsque Miss Quested accusera le Dr. Aziz de l’avoir violée.

 

 

Le Dr. Aziz rejoignant Mrs. Moore et Miss Quested. 

 

La mise en scène des grands espaces, les images somptueuses et le rythme lent plongent le spectateur dans l’atmosphère secrète d’une Inde à double visage. D’un côté, les personnages révèlent leur fascination pour la beauté de l’Inde et, de l’autre côté, ils ont conscience que le peuple indien est ulcéré par la violence de la présence britannique. A 77 ans, David Lean prouve qu’il est resté un grand auteur et qu’une fois encore il a créé un film magistral, un pur moment de délice. Il met dans ce film deux mondes en opposition qui ne parviennent ou ne veulent pas communiquer. Le film tout entier illustre l’incompatibilité inhérente à ces deux mondes, devenant en conséquence la métaphore même du fossé qui grandit entre l’occupant britannique et le peuple indien. Ce dernier ne cessera tout au long de l’histoire de proclamer son besoin vital d’autonomie et son identité nationale. En ce sens, le film et le livre originel se recoupent : Edward M Foster avait en effet décrit l’impossibilité d’un futur commun entre ces deux mondes voués à la rupture sociale et culturelle.

Ici, la bonne société britannique cultive le self contrôle et l’asservissement des passions. Elle révèle ainsi la vraie nature du colonialisme d’après-guerre, et son maintien de l’hypocrisie par un exotisme fantasmé. Je me rappelle cette réplique du responsable militaire britannique durant le procès : « je pense que les bronzés sont attirés par les peaux plus claires ». Sans le savoir, cet officier a illustré à une des plus grandes questions existentielles d’Albert Einstein. En effet, le célèbre physicien déclara dans une interview : « il n’existe que deux choses infinies : l’univers et la bêtise humaine … encore que pour l’univers, je n’ai pas de certitude absolue ». Merci à cet officier. 

 

 

Mrs. Moore et Miss Quested. 

 

 

Mrs. Moore et Miss Quested portent un regard à l’opposé de la plupart des colons britanniques sur la situation politique ; et David Lean cherche à faire partager ce point de vue à son spectateur en l’imprégnant d’un parfum de mystère et de magie, d’épopée et de pur intimisme. La réalisation va dans ce sens : aucun mouvement n’est injustifié et les champs/ contrechamps accompagnent le dialogue. Les longs silences permettent aux bruits réels, aux rumeurs, et au ton léger des conversations/ débats de tenir une place importante. Tout cela dans le but d’happer le spectateur dans une atmosphère dense et envoûtante : celle d’abord d’une mosquée en ruine en pleine nuit, ensuite dans le milieu mondain étouffant, puis dans les sombres grottes où l’écho semble être la voix des morts, enfin dans un tribunal où inégalité rime avec iniquité.

 


Une autre séquence scénique m’a impressionné : le moment où Adela Quested découvre les restes d’un temple indien. Quand elle arrive sur les lieux pour contempler les statues érotiques, la musique se fait plus oppressante, plus psychologique. Maurice Jarre, qui s’était déjà occupé de la bande-son de Lawrence d’Arabie (cf. « Lawrence d’Arabie ou la fascination du désert »), compose dans La route des Indes un motif polyphonique où s’entremêle des instrumentations hétéroclites extrêmement érotiques et voluptueuses : l’Onde Martenot, la clarinette, la combinaison de voix masculines et féminines, et même la flûte Fujara, instrument à vent d’origine slave produisant un son nasillard, déjà utilisée pour Lawrence d’Arabie et Le tambour, de Volker Schlöndorff. Le livre de Kevin Brownlow, « David Lean, une vie de Cinéma » (2003), publié aux éditions Corlet/ CinémaAction, donne une explication à cette composition musicale : « J’ai ajouté la scène d’Adela se promenant à vélo dans les champs et découvrant les statues érotiques indiennes dans les ruines d’un temple ancien. J’ai utilisé cette scène pour évoquer sa sensualité, encore inconsciente. C’est une jeune fille très réprimée. Je voulais la montrer en train de s’épanouir. »

 

Dr. Aziz, Godbole et Miss Quested. 

 

C’est un point important dans la construction du personnage. De toute manière, chaque personnage du film symbolise des valeurs morales très précises. Mrs. Moore symbolise l’Angleterre sensible et suffisamment intelligente pour aller au-devant des idées reçues/ préjugés de la société mondaine. Dans le même sens, Miss Quested incarne la jeunesse mise violemment en contact avec une dimension obscure et distante de la société, sorte de fissure dans l’éducation victorienne chaste et pure qu’elle a reçue. Cette fissure apparaît dès le bouleversement du spectacle des sculptures érotiques du vieux temple indien, et elle se craquèle littéralement dès lors que Miss Quested pose des questions intimes et personnelles au Dr. Aziz. A l’inverse des deux protagonistes féminins, le juge Heaslop personnifie le parfait gentleman, borné et présomptueux, jouant le rôle que l’Empire Britannique lui a donné. Le Dr. Aziz matérialise quant à lui l’aspiration d’une partie de la société indienne acceptant, voire estimant l’occupant anglais. Cependant, son humilité et sa générosité s’évanouissent lorsqu’il est confronté à la dure réalité d’une intégration illusoire à cette société britannique. Il prend alors conscience de son identité indienne. Enfin, Richard Fielding et Godbole représentent les intellectuels des deux communautés. Richard Fielding entrevoit de manière lucide la future indépendance de l’Inde tandis que Godbole manifeste l’irréductibilité de la spiritualité indienne à la rationalité des paramètres occidentaux. Bien que ces deux figures d’intellectuels se recoupent, je considère le personnage de Richard Fielding comme étant le plus intéressant des deux : ne serait-ce pas la volonté de David Lean de figurer Edward M. Foster, auteur de La route des Indes, qui était tombé amoureux étudiant au début du 20ème siècle ? Le personnage est néanmoins interprété avec brio par James Fox (à tel point que j’ai maintenant envie de rencontrer un type pareil) et c’est certainement l’empathie du personnage à l’égard du Dr. Aziz, et plus particulièrement du peuple indien, qui lui permet d’être le héraut de la justice contre l’arbitraire.

 

Miss Quested, le Dr. Aziz et Mrs. Moore.

 

Mais l’évènement dramatique, principal nœud de l’histoire, demeurera une énigme, que dis-je, un mystère jusqu’à la fin. Miss Quested a-t-elle été violée par le Dr. Aziz, ou est-ce que le viol n’était que le pur fruit de son imagination, favorisé par l’écho ? Ou alors, est-ce elle qui a fait des avances au Dr. Aziz, puis prise de remords s’est rétractée, et l’aurait alors dénoncé ? Seul le lecteur/ spectateur peut combler les vides, chercher la réponse qui le satisfait le plus, sans jamais perdre à l’esprit que ce supposé viol entre deux êtres humains n’est que la métaphore du viol du peuple indien par les Anglais. 

 

 

Affiche du film "La route des Indes". 

 

 

Ce qu’il faut retenir, c’est que ce film, où se mêlent et s’assemblent des plans magnifiques et des paysages sublimes, et l’inspiration d’un compositeur de génie, Maurice Jarre, aura achevé d’ériger La route des Indes en testament de David Lean, un réalisateur qui regrettait de n’avoir pu porter à l’écran le roman de Joseph Conrad, « Nostromo ». Qu’importe, La route des Indes est un chant dédié à ces étoiles qu’a rejoint David Lean. 

 

 

 

Bande annonce de "La route des Indes". 



17/10/2012
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